bruno V.

 

 

La Femme battue

 

Tu trouveras certainement ma démarche déplacée : je prends le risque de ternir l'impression positive qu’il me semble t'avoir laissée.

 

Je voudrais te révéler le doux plaisir que j'ai eu de te rencontrer. Je devine ta surprise mais, durant ma longue glissade ferroviaire vers le sud, j'ai mûrement réfléchi et j'ai décidé d'outrepasser toutes résistances orgueilleuses pour audacieusement t'écrire ce que j’ai ressenti.

 

Je n’ai pas pris conscience immédiatement de cette apesanteur née de nos brefs échanges, mais les jours subséquents à Noël, j'ai rapidement identifié l’origine de cet apaisement soudain et bienvenu.

 

Oui bien sûr, tu es très belle, mais ce constat ne suffit pas à cerner le vertige qui m’a déstabilisé : cela serait trop basique et si peu honorant.

 

Il y avait un mystère dans ton regard vert, une sorte d’enfer masqué par un maquillage raffiné mais qui ne m’empêchait pas de capter la plainte lancinante que je ne pouvais identifier. J’aurais dû insister. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?

 

Je me suis trompé car…

 

J'ai cru déceler en toi une vitale nécessité d'échanger et de partager, d’être écoutée, d'exister, de briller dans le regard de l’autre, d'être appréciée à ta juste valeur, en pouvant exprimer ta vraie nature et trouver, enfin, un écho à ton besoin d'être soutenue dans ta quête de faire le point sur toi-même, de mesurer le chemin parcouru et d'évaluer celui qu'il te reste à parcourir.

 

Nous sommes aujourd'hui, à nos âges, à la frontière de ce qui semble encore possible ; notre sagesse affective dépend assurément de renoncements cornéliens et de l'acceptation du Changement, sésame nécessaire pour espérer atteindre la quiétude intérieure qui peut nous conduire à la passion.

 

Je ne t’ai pas sentie heureuse ; tes grands yeux dans lesquels je me suis permis de voyager, sans y être formellement invité, m’ont guidé vers une de tes profondeurs, si commune aux miennes, où il me semble avoir détecté une légère et langoureuse mélancolie.

 

Cette frilosité rythmée par tes sourires et le mouvement gracieux de tes mains ont fait résonner chez moi une sorte de tonnerre quelques heures après la foudre.

 

C’est incommode de formuler tout ce que tu m’évoques, nos usages et codes comportementaux obligent à la retenue et à la décence, d'autant que mon attitude pourrait être qualifiée, à tort, de ridicule, d'impudique voire d'immature.

 

Cette situation est pour moi insolite et tellement inattendue que je me contrains à freiner et à canaliser l’exubérance de mon attirance pour éviter tout malaise. Mon libre arbitre m'a échappé. Seule une adhésion à ma perception pourrait animer à nouveau ma plume et par elle, le dénouement de mon tempérament. A défaut, l'absence de réponse entraînera sa cristallisation dans l'encrier et le silence transformera cette soirée en un savoureux souvenir.

 

Ma déclaration deviendra, alors, un acte gratuit et je me convaincrai que l'onde de choc aura eu un impact flatteur et anesthésiant en atteignant ton rivage, là, maintenant, aux dernières minutes de décembre, dans le premier creux de l'hiver, quand le poids et le tic-tac de la trotteuse nous interpellent et nous proposent d'aller nous mettre à l'abri, ici, là-bas, dans l'encolure de celui qui a un trop-plein de chaleur et de douceurs à offrir. Je te souhaite un très bon début d’année.

 

Quelques jours plus tard, j’apprenais par mon entourage, que tu étais une femme battue.

 

J’avais honte… d’autant que nous avions échangé à ce sujet et j’avais eu l’outrecuidance de te faire partager un conseil que j’avais donné à ma fille : « si un homme te bat, il n’y a pas de pardon possible car il te rebattra, il est impérieux de le quitter… on meurt plus facilement des coups de son compagnon que de chagrin d’amour. »

 

J’avais honte… de ne pas avoir perçu ta détresse, que j’ai confondue avec un autre sentiment. Le désir est vaniteux. Je l’étais aussi.

 

 

texte: Bruno V.

TGV, le 18 octobre 2016,

@2016